“I thought I saw an eagle but it might be a vulture”
Story of Isaac. Leonard Cohen.
“Je te préviens, c’est la dernière fois que je fais un truc pareil. C’est prendre beaucoup de risques pour pas grand chose : peut-être que dans cinq minutes il sera là et nous n’aurons plus qu’à nous tuer.
Tiens bien la casserole, au moins, pendant que je mélange ; ça colle sacrément, et ça fond mal ; je n’arriverai jamais à l’attraper cet anneau…
On devrait peut-être rajouter du vinaigre, ça pourrait aider…
Demain, j’irai à la banque vider mon compte au cas où nous ayons à fuir. Heureusement que tu as une voiture, ça nous facilitera les choses.
Putain ! C’est presque fini. On va pouvoir se casser avant qu’il arrive.
Ca y est, je l’ai, on peut filer.”
La rue était très noire, c’était un jour de changement de coté pour le stationnement des voitures dans la rue. Comme c’était un dimanche, certains y avaient pensé, d’autres, tout aussi nombreux, pas. La route s’en trouvait du coup fort rétrécie et avec l’obscurité cela aurait pu être dangereux. De toutes façons, eux s’en foutaient puisqu’ils prendraient le métro quelques rues plus loin.
La femme du premier, de celui qui tournait le contenu de la casserole, était morte douze ans auparavant, un chauffard l’avait renversée.
Ils étaient jeunes mariés, il n’avait jamais été aussi heureux ; il croyait avoir enfin accédé au bonheur qu’il méritait.
Elle était morte en un instant.
Du paradis à l’enfer : en un instant.
C’est donc l’autre qui conduirait, lui n’avait plus jamais reconduit depuis ce jour.
Le second n’était pourtant pas très sûr au volant. Trop rêveur, il pouvait avoir des absences, se perdre dans ses pensées. Il avait d’ailleurs déjà fait plusieurs séjours à l’HP* à cause de ce genre d’évasion. En voiture le premier surveillait donc le second qui conduisait.
*Hôpital Psychiatrique
C’est bien le lendemain qu’ils partirent ; après être effectivement passés à la banque.
C’est bien d’aller en Angleterre, je sens qu’on pourra la trouver là-bas.
(C’était le premier qui parlait. L’autre semblait ailleurs)
A quoi tu penses ?
Je pense qu’un type qui se prend pour Jésus peut peut-être délivrer des messages pour lui…
Pardon ??
Oui, imagine que Jésus ait un message à te transmettre mais qu’il n’ait aucun moyen de communication directe avec toi, qu’il ne puisse ni t’apparaître, ni te parler.
Imaginons qu’il puisse par contre te mettre dans un état psychique spécial, un état plus mystique, plus ouvert à ce genre de communication. Comment peut-il alors faire pour que le message te parvienne ?
Quel message ??
Je sais pas… un message sur ta propre vie, un conseil, une aide, une explication, une piste…Il y a plein de choses possibles.
A coté de ça, pense au fait qu’il y a des types qui se prennent pour lui, des types qui se baladent dans les rues, à travers le monde, persuadés ou presque persuadés qu’ils sont Jésus.
Et bien, ma théorie est que Jésus, s’il veut te dire quelque chose, va par exemple te faire rencontrer un de ces types juste au moment où celui-ci dit, dans son délire, ce que lui-même, Jésus, veux te dire.
Du coup, son message passera via un pseudo Jésus, que tu auras la possibilité de prendre pour le vrai au vu de ton état mystique.
Tu comprends ? (Le premier ne montra rien sur son visage permettant de le savoir –de savoir s’il comprenait–, le second enchaîna 🙂
Tu vois, si tu es très sensible mystiquement et qu’un type qui ressemble à ce que l’on pense du Christ –ou qui se dit être Jésus– t’adresse la parole, tu as une chance de le croire ; et si tu le crois, alors le message passe. Jésus te l’aura communiqué en vous réunissant, toi et le type, au parfait moment.
Mais comment tu peux conduire et penser à ces trucs!? Tu vas nous le faire rencontrer ton Jésus si tu continues, et ce sera sûrement le vrai ! à moins qu’on écrase un faux avant…
Ca te gêne ce genre de trucs, hein ?
Non ! ça me gêne pas. Ce qui me dérange, c’est que tu y penses en conduisant. Car en ce moment, imagines-toi, je tiens vaguement à la vie. Désolé que ce soit incompatible avec ta liberté de penser !
Ils auraient pu chercher à parler d’autre chose. Mais le premier savait qu’il était assez difficile de converser « normalement », « banalement », avec le second, que ça ne l’intéressait guère. Il était donc inutile, après avoir brisé ses rêveries, de tenter ce genre d’échanges. Il préféra plutôt le silence, en essayant de rester toujours vigilant, attentif au comportement de l’autre.
Il se mit très vite pourtant à réfléchir à son tour, glissant dans ses pensées, s’y laissant happer.
Que feraient-ils une fois en Angleterre ? Il ne le savait pas vraiment, mais il sentait que c’était là qu’il la trouverait. Il avait vu des indices depuis quelque temps, presque des preuves. Il pensait qu’à force, un grand nombre de coïncidences devait pouvoir être considéré comme une preuve.
Il était déjà venu à Londres quelques jours, une vingtaine d’années auparavant, lors d’un voyage scolaire ; autant dire qu’il n’en connaissait rien. Son anglais était plutôt moyen, mais suffisant pour se débrouiller ; et il s’améliorerait sûrement rapidement sur place. Il achèterait un guide avant la traversée, mais il avait déjà décidé que son instinct, ses sensations, ses sentiments et ses pressentiments seraient leurs principaux guides.
Le second était plus jeune que lui, il l’avait rencontré à l’usine durant le peu de temps qu’ils y avaient passé tous les deux, une usine de saucisses.
Ils y travaillaient dans une pièce si froide qu’il fallait toujours y être habillé comme en plein hiver, même en plein été. Personne ne se parlait vraiment pendant le travail, travail qui consistait uniquement à mettre une étroite et fine tranche de lard autour d’une saucisse à cocktail ; des milliers de fois. Au début ce n’était pas évident et le premier faisait de son mieux. Mais au rythme de huit heures par jour, on réfléchit, on améliore sa technique, pour aller plus vite, pour être plus performant. On n’a que cela à faire pour tuer la monotonie ; la chef comptant le travail chaque heure, battre son record parait vite être la seule distraction possible
Le plus dur, c’était tout de même le froid ; certains jours, ils devaient se passer les doigts sous l’eau chaude une fois par heure car ceux-ci se gelaient. Régulièrement ils ne les sentaient plus, ils ne pouvaient plus continuer à travailler. L’eau chaude leur redonnait alors doucement vie.
La répétition de ce travail n’avait pas pour lui que des mauvais cotés, le premier y trouvait même quelque chose de « zen » : l’esprit était si peu accaparé par ce qu’il y avait à faire que les pensées se mettaient très vite à affluer.
Il commença donc à beaucoup penser. Au fil des jours, il pensait et pensait davantage.
Il régla d’abord son quotidien, pensant par exemple à ce qu’il avait à faire en sortant de l’usine, à ce qu’il devait acheter au supermarché, à ce qu’il allait se faire à manger, s’il se couperait les ongles, se laverait les cheveux, s’il allait regarder la télévision, à qui il devait téléphoner, etc. Il préparait aussi ses week-ends, et songeait même parfois à des vacances : il aménageait son temps. Et ainsi, petit à petit, au fil des journées de travail, au fil des saucisses et des tranches de lard, il remettait sa vie en ordre, il en reprenait petit à petit les commandes ; lui qui, depuis tant d’années maintenant, avait eu l’impression de subir tout événement, de juste laisser le temps couler et l’emporter. Après la mort de sa femme, il avait consacré toute son énergie et son courage à rester en vie, à accepter cette vie sans elle. Mais diriger cette vie n’avait jamais été à sa portée, et n’avait même, de toutes façons, jamais vraiment été un but. Et voilà que dans cette usine, à faire un travail totalement inintéressant, il se mettait à rebâtir sa vie, à se construire un monde : à se trouver de l’espoir et à penser à des futurs plus tout à fait aussi sombres et négatifs. D’autres sujets étaient par la suite apparus : la religion, la fragilité de l’équilibre de la vie des hommes, la sexualité, sa non-sexualité, sa sûre fragilité, ses troubles croyances. Il trouvait que toutes ces réflexions l’aidaient beaucoup, et que la stupidité d’un tel travail n’était finalement qu’un faible prix à payer pour ce qu’il ressentait comme une réelle reconstruction. Il prenait donc, de ce fait, un réel plaisir à travailler.
Il s’intéressa aussi à ceux travaillant avec lui. Des émigrés d’Afrique Centrale pour la plupart, principalement des femmes ; elles semblaient malheureusement très loin de l’aspect zen qu’il avait découvert, le labeur et l’ennui, seulement, pouvaient se lire sur leurs visages, l’ennui du labeur trop organisé, et le labeur de cet ennui trop prolongé.
C’est alors qu’il remarqua le second.
Il était grand. Il était maigre. Mais ce qui intrigua surtout le premier était ses yeux, semblant toujours perdus quelque part, ailleurs, pensifs : avait-il lui aussi bénéficié psychiquement de ce travail ? Vu la façon dont ses tranches de lard habillaient ses saucisses il avait en tout cas raté l’étape du perfectionnement de la besogne… Peut-être avait-il eu accès à ce coté « zen » avant cette phase ? Peut-être était-il arrivé avec ?…
Mais s’agissait-il pourtant exactement du même état que le sien ?
Bien qu’il ne pût se voir lui-même dans ces moments-là, il lui sembla fort peu probable que son regard atteigne alors une telle intensité, un tel isolement, un tel ailleurs. Pour lui, il s’agissait au contraire d’un état apaisant, riche, relaxant ; souvent heureux ; toujours serein. Oui, surtout serein : il s’y sentait étonnamment fort et confiant… Le second, quant à lui, paraissait rarement serein. Quelque chose intense habitait son regard, quelque chose souvent passionné, parfois fébrile, parfois tendu ou triste ; joyeux aussi, par moments ; mais jamais vraiment imprégné, semblait-il, de ce zen que le premier ressentait.
Il l’observa plusieurs jours, longuement. Sa curiosité augmentait.
Il décida d’approcher le second.
Ce fut très simple. Il s’installa un jour à sa table à la cantine ; il ne dit rien, mangea près de l’autre, et recommença le lendemain. Le troisième jour il osa une réflexion sur la qualité de la nourriture, produits exclusifs de l’usine pour ce qui était des parties viandes… L’autre ne demandait en réalité qu’à parler et n’était pas avare de paroles quand la conversation débutait.
Ils se parlaient donc, faisant des commentaires sur leur travail et sur leurs collègues. Ils se plaignaient toujours de ce qu’on leur servait à manger, comparaient certains de leurs goûts, et discutaient même parfois des derniers événements de l’actualité.
Ainsi, petit à petit, au fil des repas, leurs caractères se dessinaient, émergeaient doucement au travers des réflexions et des plaisanteries.
Jamais pourtant ils ne firent de références à leurs passés, à leurs histoires. Tout cela restait à l’état de filigranes, parmi leurs plaintes, leurs haines et leurs comportements ; filigranes, qu’aucun ne cherchait jamais à mettre en lumière par des questionnements potentiellement déstabilisateurs. Ils sentaient qu’ils avaient cela en commun, des ombres, des traces de douleurs : des choses auxquelles il ne faut pas penser pour réussir à vivre le quotidien et qu’il est préférable de garder longtemps secrètes.
Ils avaient l’habitude de prendre les êtres juste comme ils se disaient à eux, ou comme ils ne se disaient pas à eux.
Le récit peut sans doute parfois libérer celui qui raconte… l’apaiser pour un temps. Il peut également lui permettre, par la description qu’il en fait –au vu des mots qu’il utilise comme malgré lui pour la décrire–, de réévaluer l’état de sa plaie.
Mais ce n’est pas toujours bon : désormais l’autre saura. Le risque est alors de ne plus lui parler que du mal, que de la douleur, de leur faire perpétuellement référence puisqu’ils sont en réalité si prégnants dans la personnalité.
Le mal et la douleur seront alors davantage là : partout dans le discours, partout dans la relation. Et il faudra faire avec.
Justement, le premier et le second, c’est tout ce qu’ils ne voulaient pas. Ils voulaient réussir à vivre sans en parler, pour réussir à vivre sans y penser. Ainsi arriveraient-ils peut-être un jour à vivre sans les subir.
Ils étaient parvenus dans leur amitié à ne jamais trop se livrer. C’est sans doute pour cela que leur duo fonctionnait, durait.
Ils avançaient sans gros problème de circulation. Il faisait froid au dehors, il faisait triste, et ils n’avaient pas de musique.
Le premier n’avait plus envie de veiller aux pensées du second.
Bien qu’il l’eut connu très bavard, c’était désormais terminé. Comme un abcès qui se crève par la reconfirmation de la présence d’autrui –lorsque le premier s’était intéressé à lui–, le second semblait avoir vidé d’un coup une réserve de paroles emmagasinées dans sa solitude. Il s’était désormais remis à se satisfaire presque exclusivement de ses pensées, de ses rêveries, avec toujours ce regard suspendu quelque part entre le monde et le rêve. Il restait presque toujours silencieux à moins que le premier ne lui adresse la parole. Ce fut pourtant lui qui cette fois rompit le silence :
Tu crois qu’il nous retrouvera ?
Qui ça ? Qui donc, nous retrouvera ?
Tu sais bien, le type chez qui on était hier soir et dont on a fait fondre les savons pour retrouver l’anneau des oubliés.
?…
Ah! oui… Non, il y a peu de chances… Maintenant que l’anneau a été descellé, il a dû lentement perdre toute sa force et mourir.
On est sauvé alors ? On ne risque plus rien ?
Oui, on est sauvé, ou plutôt…on s’est sauvé de la contrée des oubliés…
Le jeu est terminé maintenant, tu sais, mieux vaut arrêter. Il a parfaitement tenu son rôle en nous aidant à partir, je crois qu’on avait besoin de ça pour nous donner du courage.
C’était une bonne idée, c’était marrant, non ?
Ouais…
Attends ?! T’as bien compris que tout ça n’était qu’un jeu ? que ce type était une invention, qu’il n’existe pas ?
Ouais, ouais…j’ai compris…
Et la princesse alors ?
Ah ! la princesse par contre, c’est différent, on la retrouvera peut-être la princesse…
Le premier n’était pas bien sûr que le second ait compris ce qu’ils étaient partis faire en Angleterre, mais il ne lui avait pas non plus donné de très claires explications. Le second le suivait certainement parce qu’il n’avait rien de mieux à faire, et que le suivre lui, son premier ami depuis des années, devait constituer sa seule possibilité de distraction.
Le premier ne regardait plus la route. Il essayait de penser à la suite du voyage. Où dormiraient-ils ce soir, par exemple ? A Calais les hôtels n’étaient peut-être pas donnés, et il était sans doute plus prudent d’essayer de dépenser le moins possible en vue de l’arrivée à Londres. Une fois là-bas, ils dépenseraient sans doute beaucoup, tant par le coût élevé de la vie, que par leur non-connaissance des endroits à prix raisonnables. Il chercha sur la carte routière une petite ville pour s’arrêter. Ça ne s’avéra pas simple de choisir parmi ces noms inconnus, parmi ces points noirs les localisant. Ce point-ci était-il suffisamment gros pour que le lieu offre des hôtels aux voyageurs ? Il n’en avait pas la moindre idée.
Il finit donc par replier la carte, en se disant que la route, la nuit ou la fatigue décideraient sûrement à leur place.
Pour Londres, il espérait trouver des adresses dans le guide qu’il achèterait à Calais, des pistes pour du travail également. Car malgré les économies il leur faudrait sûrement gagner rapidement de l’argent. Ils étaient prêts à faire n’importe quoi. Faire n’importe quoi avait d’ailleurs pour l’instant largement dominé leurs expériences professionnelles. Ça devrait donc pouvoir coller.
Combien de temps allaient-ils rester ? Au bout de combien de temps allait-il la voir ? Comment planifier les choses en fonction de ces incertitudes ?
Il se dit qu’il n’avait pas à s’inquiéter, que tout irait bien. S’était-il déjà senti aussi bien depuis douze ans ? Il fallait en profiter, être confiant. Tout se passerait bien, il le savait, il le fallait.
Les premières années avaient été très difficiles, suicidaires. Puis il avait compris qu’il n’arriverait pas à mourir. Que s’il ne voulait pas la vie, il ne voulait pas non plus la mort. Il aurait préféré s’arrêter de vivre sans mourir, appuyer sur une imaginaire touche pause et ne plus avoir à gérer son douloureux quotidien. L’idéal aurait été de rêver, d’uniquement rêver. Mais l’inconnu de la mort, le risque du néant, cela l’effrayait tout autant que la vie. Il avait pourtant traîné longtemps dans cette hésitation, dans cette tentation du suicide. Suffisamment longtemps justement pour que doucement, tout doucement, il se réhabitue à vivre.
Tout était changé évidemment, tout était plus difficile. Mais il avait fini par gérer ces différences, appris à supporter de vivre avec le manque, l’injustice et la douleur. Il avait le souvenir avec lui. Sa mémoire avait le pouvoir de le ramener en arrière, de le reconduire près de sa femme. Le chagrin suivait bien sûr le souvenir, mais parfois, sur de brefs instants, c’était réellement du plaisir qu’il ressentait à se rappeler.
Il avait laissé beaucoup de forces dans tout ça. Son esprit ne retrouverait jamais sa vivacité antérieure, et son corps, au fil des souffrances, des années et du tabac consommé, s’était prématurément affaibli. Mais, comparé à ce que ça avait été, il ne pouvait plus tout à fait se plaindre. Il n’était jamais heureux bien sûr, mais il n’était plus constamment malheureux non plus.
Sans y avoir accès, il se souvenait parfois de la délicieuse sensation respiratoire de l’homme heureux. Le bonheur peut se distinguer par le bien être que l’on éprouve alors à sentir l’air entrer et sortir de ses poumons, quelque chose est différent, plus léger, plus doux, plus facile. Lui ne s’en était malheureusement rendu compte qu’en en constatant la disparition. Là, dans cette voiture, laissant le second seul à sa conduite, il repensait à cela et essaya de juger de ce qu’il ressentait désormais en respirant : ça coinçait un peu, l’air semblait hésiter à se laisser utiliser, le souffle était court. Il se rappela pourtant d’un temps où il aurait donné cher pour le quart de cette sensation-là ; c’était très bon signe. Ses yeux se mirent à sourire, il pensa qu’il avait maintenant un espoir de tout retrouver.
On devrait s’arrêter un moment, il est presque midi.
O.k., quand tu veux.
J’ai fait des sandwichs et j’ai de quoi boire. A la prochaine aire de repos on stoppera.
Après un temps :
Ca va, t’es pas fatigué ?
Non, ça va. La route est calme, c’est agréable de conduire. (…) On va s’arrêter longtemps ?
On verra bien quand on aura envie de repartir. On n’est pas pressé, tu sais. De toutes façons, on ne traversera pas la Manche aujourd’hui, c’est mieux de dormir en France, ce sera plus simple. En plus, ça nous donnera du temps demain pour trouver un endroit où passer notre première nuit là-bas, in England !
Le second :
J’ai un peu l’impression de partir en vacances.
Remarque, ce sera un peu comme des vacances, ce sera dépaysant, mais il nous faudra travailler… Ça ira ? Tu te sens de travailler en ce moment ?
Ouais, ça devrait aller. On n’aura pas le choix de toutes façons, non ? Combien de temps tu penses qu’on pourrait tenir sans travailler ?
Je sais pas. C’est difficile de compter. Vaudrait mieux chercher du travail au plus vite.
Tu sais, mon anglais est vraiment pourri. Tu crois que ce sera vraiment gênant ?
Je pense pas. Pour les boulots pourris, je pense qu’ils se contentent d’un anglais pourri…
Tiens, ranges-toi à droite, on va bientôt sortir.
Des tables et des bancs avaient été installés près du parking. Il faisait suffisamment bon pour rester dehors. Ils s’attablèrent face à face.
L’autoroute n’était qu’à une vingtaine de mètres. Une pelouse puis un maigre grillage les en séparaient ; des moineaux cherchaient énigmatiquement quelque chose sur l’herbe, d’autres perchés sur le grillage semblaient observer le trafic. Le bruit des moteurs, associé au vent, occupait exagérément l’instant, camouflant toute autre vie et tout autre mouvement autour d’eux.
Ils mangeaient silencieusement, chacun dans ses pensées. Le premier s’était amené une bière, le second buvait rarement d’alcool.
“Salut!”
Ils tournèrent la tête pour la découvrir.
Elle semblait jeune ; elle n’était pas très belle mais n’était pas non plus spécialement laide. Assez maigre, le crâne presque rasé, ses yeux bleus écarquillés louchaient peut-être légèrement.
“Salut !” répondit le premier.
“Je m’appelle Astrid, et vous ?”
“Nous on s’appelle pas. On n’a pas besoin, on n’est que deux.” répondit le premier d’une voix sérieuse.
“Pardon !?”
“Non, rien…”
“Pourquoi y m’regarde comme ça ton copain ? Il est malade ?… Il parle jamais ?”
Le premier se tourna vers le second.
“Mais si y parle. Hein qu’tu parles ?”
“Ouais j’parle.” Il n’eut pas l’air d’en être tout à fait certain.
“J’te fais peur ?”
“Non…”
“Ben alors, lâches-toi un peu, t’as l’air tout fermé, comme si t’avais tout le temps eu froid…puis fais attention, r’garde, y’a ton fromage qu’est en train d’se barrer de ton sandwich…”
Après un silence durant lequel le sandwich fut sauvé :
“Vous allez où ?”
“On va en Angleterre.” fit le premier.
“Oh! Moi aussi j’y vais. J’peux v’nir avec vous ? J’ai fait du stop mais maintenant j’suis coincée là depuis deux heures. Allez… s’vous plaît…”
Le premier au second :
“C’est toi qui conduit, t’en penses quoi, ça te gêne ?”
“ Non, non, ça me gêne pas.”
“C’est O.K. alors ? J’peux v’nir ?” fit-elle, maintenant plus pressante.
Le premier regarda le second et vit qu’il souriait.